Discriminer sans s’en rendre compte

« Aujourd’hui, j’ai discriminé »

Cette phrase, nous pourrions tou·te·s la dire régulièrement. La discrimination n’est pas seulement l’affaire de quelques xénophobes, homophobes, etc. C’est notre affaire à tou·te·s, car nous discriminons quotidiennement, sans nous en rendre compte.

Aujourd’hui, je vous propose de prendre conscience de ce phénomène, grâce à deux études scientifiques. La première1 est une expérience en laboratoire, tandis que la deuxième2 fait directement écho à notre vie quotidienne.

Discriminer, est-ce normal ?

La première étude1 est un classique de la psychologie sociale. Elle utilise des groupes minimaux, c’est-à-dire des groupes créés de toutes pièces pour l’expérience, sur des critères arbitraires.

Déroulement

(1) Les participant.e.s de l’expérience donnent leur avis sur des tableaux de Paul Klee et de Vassily Kandinsky. Les participant.e.s sont ensuite répartis en deux groupes : ceux et celles qui préfèrent Klee, et ceux et celles qui préfèrent Kandinsky.

En réalité, la répartition est totalement aléatoire. Cette phase sert juste à justifier l’existence de groupes distincts.

(2) Ensuite, chaque participant.e doit répartir des récompenses à l’aide d’une matrice, comme celle présentée ci-dessous. En choisissant une valeur pour son groupe, chaque participant.e choisie automatiquement la valeur que gagnera l’autre groupe.

Exemple de matrice utilisée par les scientifiques dans le paradigme des groupes minimaux.

Résultats

Les participant·e·s cherchent à favoriser autant que possible leur propre groupe par rapport à l’autre groupe, même si cela suppose de ne pas avoir la récompense maximale pour soi.

Par exemple, nous tendons à préférer le choix A au choix B, sur l’image ci-dessus. Avec le choix A, la différence est maximale, à notre avantage (11 – 5 = 6). Pourtant, le choix B nous aurait octroyé une meilleure récompense brute (23).

Cette expérience montre que la discrimination n’a pas besoin de grand-chose pour apparaitre. Ici, les groupes sont totalement artificiels et aléatoires. Pourtant, le simple fait de voir une différence entre « nous » et « eux » suffit à faire émerger des comportements discriminatoires.

Cette expérience a été menée de nombreuses fois, dans des conditions variées3. La vidéo ci-dessous présente un exemple avec des enfants.

Discriminer tous les jours

La deuxième étude2 sort du cadre du laboratoire pour s’intéresser à l’écriture de lettres (cela fonctionne aussi avec des e-mails). La manière avec laquelle nous nous adressons à notre destinataire dépend de l’identité de ce dernier.

Déroulement

Il est demandé aux participant.e.s de rédiger une lettre à l’intention d’un destinataire. Le nom de ce dernier varie aléatoirement. Il est à consonance « française », « juive », « africaine » ou « portugaise ».

L’équipe de recherche a ensuite analysé le texte des lettres en profondeur, grâce à différents indicateurs langagiers.

Résultats

Des différences ont été remarquées dans la manière d’écrire la lettre. La façon avec laquelle les participant.e.s se sont adressés au destinataire « français » est plus positive qu’avec n’importe quel autre destinataire. Les participant.e.s discriminaient leur interlocuteur sans s’en rendre compte.

Les auteur.e.s vont plus loin en montrant que, même si les trois autres destinataires était discriminés, ils ne l’étaient pas tous de la même manière (le destinataire « juif » est rejeté, le destinataire « africain » est différencié, le destinataire « portugais » est rabaissé).

Ici, les participant.e.s sont des étudiant.e.s en sciences humaines, une population pas franchement réputée pour ses opinions antisémites, racistes ou xénophobes !

L’explication avancée par les chercheur.se.s est que nous avons développé des routines sociales. Celles-ci guident nos interactions avec les autres au quotidien. Mais, quand l’autre est différent de ceux et celles avec qui nous avons l’habitude d’interagir, ces routines perdent leur sens. Nous sommes alors contraint.e.s de réévaluer la situation pour lui donner une réponse spécifique. Nous agissons alors différemment et souvent de manière maladroite et discriminante.

Conclusion

Ces deux études montrent que la discrimination est ancrée en nous. Elle n’est pas la chasse gardée de personnes ouvertement racistes, sexistes, etc., et nous la développons dès notre plus jeune âge4. Nous avons tou·te·s tendance à agir de manière discriminante.

Ce constat peut paraitre bien pessimiste. Mais j’ai la conviction que prendre conscience du phénomène permet de mieux le contenir. Admettre que nous sommes limité.e.s et que nous pouvons discriminer malgré nos convictions est un premier pas pour mieux nous maîtriser et adopter des comportements davantage bienveillants et inclusifs.

Comprendre la discrimination c’est déjà lutter contre elle.

Références

  1. Tajfel, H., Billig, M. G., Bundy, R. P., & Flament, C. (1971). Social categorization and intergroup behaviour. European Journal of Social Psychology, 1 (2), 149–178. doi : 10.1002/ejsp.2420010202
  2. Castel, P., & Lacassagne, M. F. (1993). L’émergence du discours raciste: une rupture des routines. Revue internationale de Psychologie sociale, 6(1), 7-20.
  3. Hewstone, M., Rubin, M., & Willis, H. (2002). Intergroup bias. Annual review of psychology, 53(1), 575-604.
  4. Kelly, D. J., Quinn, P. C., Slater, A. M., Lee, K., Gibson, A., Smith, M., … & Pascalis, O. (2005). Three‐month‐olds, but not newborns, prefer own‐race faces. Developmental science, 8(6), F31-F36.

Article initialement publié sur LaborAgora.com en janvier 2020.
Image de couverture : Daniel Reche